
Auteur-e(s) : Thomas Bernhard
🗓️ Date de la première : Le 1 mai 2017
📍Au Proscenium – Rue Souverain-Pont 28, 4000 Liège
Dramuscules – petits drames – est constituĂ© de sept courtes pièces : deux commères sortent d’une Ă©glise et dĂ©couvrent une forme allongĂ©e dans la pĂ©nombre (un mort ? qui ?) ; plus tard, elles Ă©voqueront le dĂ©cès accidentel d’un bienfaiteur de leur entourage (mais celui-ci Ă©tait-il donc si charitable ? et celui qui l’a renversĂ© bien involontairement n’Ă©tait-il pas turc ?) ; entretemps, l’une d’elles se sera lamentĂ©e sur l’uniforme abĂ®mĂ© de son mari policier, lequel est absorbĂ© par un match (se fait-il respecter par ces hordes de manifestants ?) ; un homme politique entre en scène, bientĂ´t suivi de deux jolies femmes (est-il un authentique dĂ©mocrate ?) ; le dramaturge, lui, n’hĂ©site pas Ă se théâtraliser…
Distribution :
Fanny Liberatoscioli, Florine Roland et Michel Gramme
Mise en scène : Thierry Roland
Scénographie : Thierry Roland, Dimitri Podgornïi, Jean-Michel Beaupain et Daniel Deswert
Régie : Quentin Hupkens, Dimitri Podgornïi, Julie Liberatoscioli, Jean-Marie Rigaux
Le mot du metteur·se en scène :
Avec un humour noir et grinçant qui n’Ă©lude pas l’autodĂ©rision, Thomas Bernhard explore le fantasme d’une permanence du nazisme, jamais Ă©radiquĂ©, dans une outrance qui confine au dĂ©lire. Les prĂ©jugĂ©s, les frustrations, les soupçons qui s’expriment au quotidien, les mĂ©chancetĂ©s qui en rĂ©sultent, s’exacerbent dans des propos redondants, lancinants et finalement hystĂ©riques.
L’enfance de Thomas Bernhard, nĂ© en 1931, a Ă©tĂ© partagĂ©e entre l’Autriche et l’Allemagne. Il demeurera traumatisĂ© par le nazisme. Il y a de quoi : en 1942, il fait un sĂ©jour dans un centre d’Ă©ducation national-socialiste pour enfants en Thuringe, oĂą il est maltraitĂ© et humiliĂ©; il est placĂ© dans un internat nazi Ă Salzbourg en 1943. Son Ĺ“uvre littĂ©raire – dont son grand roman Extinction, un effondrement – met en doute le processus de dĂ©nazification d’après-guerre et expose, au contraire, la persistance d’un fascisme souterrain, parfois dissimulĂ© par un catholicisme compassĂ©. Le style de Bernhard, si particulier, est de nature Ă fasciner lecteurs et spectateurs, tant il est en adĂ©quation avec la teneur de ses propos : des phrases rĂ©pĂ©titives, fondĂ©es sur un langage populaire, mais cristallisĂ©es dans une forme in fine très littĂ©raire ; elles charrient toutes les obsessions (les siennes, celles de ses personnages) propres Ă ĂŞtre scandĂ©es jusqu’Ă l’hystĂ©rie. Thomas Bernhard meurt en 1989 des suites d’une maladie pulmonaire qui l’accable depuis l’immĂ©diat après-guerre. Les Dramuscules avaient Ă©tĂ© Ă©crits l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. Près de trente ans plus tard, les faits contemporains en font ressortir d’interpellantes rĂ©sonances.
Ce qui est captivant dans l’Ĺ“uvre de Bernhard, particulièrement dans Dramuscules, c’est la disposition de l’auteur Ă exhiber les trĂ©fonds de l’âme humaine, l’arrière-zone bien grise d’un cerveau – dans sa composante reptilienne – qui fait osciller l’individu de la bienveillance Ă la haine vigoureuse. C’est encore la prescience que le nazisme a instillĂ© des comportements qui ne sont pas forcĂ©ment le fait d’un peuple et d’un moment historique singuliers, mĂŞme s’ils ont Ă©tĂ© amplifiĂ©s par cette idĂ©ologie, mais qu’ils rĂ©pondent Ă des pulsions prĂŞtes Ă se manifester Ă d’autres Ă©poques. La nĂ´tre connaĂ®t une recrudescence des populismes qui, s’ils ne vĂ©hiculent pas la nostalgie de l’hitlĂ©risme, ne laissent pas d’inquiĂ©ter les dĂ©mocrates. Ainsi, tant d’EuropĂ©ens se sont-ils crispĂ©s – affectivement et politiquement – Ă l’Ă©gard des migrants (c’est ainsi qu’ils les ont nommĂ©s) en plĂ©biscitant des politiciens autoritaires. La xĂ©nophobie l’a emportĂ© sur la solidaritĂ©; les Ă©motions suscitĂ©es par la crainte d’un basculement de nos sociĂ©tĂ©s ont enrayĂ© l’empathie qu’auraient dĂ» engager la souffrance et la mort de tant d’innocents fuyant l’horreur (plus de 10.000 noyĂ©s en MĂ©diterranĂ©e depuis 2014). Le théâtre est un lieu d’interpellation par excellence (dans la proximitĂ© fĂ©conde du spectacle et des spectateurs, ce qui est particulièrement patent au Proscenium). Aussi, la jubilatoire superposition des Ă©crits de Thomas Bernhard et de nos prĂ©occupations, du rire et du drame, d’un dĂ©cor immaculĂ© et d’un propos Ă la noirceur avĂ©rĂ©e, m’a-t-elle semblĂ© digne d’ĂŞtre proposĂ©e au Théâtre Proscenium auquel je sais grĂ© d’avoir encouragĂ©, de toutes les manières, ce projet.